Europe n° 1, la révolution à la radio

À la fin de l’année 1954, une petite révolution secoue le paysage de la radio. Une nouvelle station bouleverse les habitudes et impose un style inédit. Son nom : Europe n° 1. Lancée par un homme entreprenant et ambitieux, Charles Michelson, Europe n° 1 va donner un coup de vieux aux mœurs radiophoniques. Louis Merlin, son directeur général débauché de Radio Luxembourg, s’inspire des stations américaines. Il remplace le traditionnel « speaker » au ton vieillot par des « meneurs de jeu », ancêtres des animateurs d’aujourd’hui. Le responsable de la rédaction, Maurice Siegel, demande à ses journalistes de lire eux-mêmes leurs textes à l’antenne. Equipés du Nagra, un magnétophone sans fil qui vient tout juste d’être inventé, ils bénéficient d’une liberté de mouvement qui leur permet de faire vivre l’actualité en direct à leurs auditeurs.

La montée en puissance d’Europe n° 1 coïncide avec celle du transistor. Léger et facile à transporter, il remise la vieille TSF dans l’armoire aux souvenirs. En 1958, on recense 260 000 transistors dans les foyers français. Trois ans plus tard, plus de deux millions. Il favorise une nouvelle utilisation de la radio, principal média de masse face à une télévision encore balbutiante. Jusqu’alors, la radio s’écoutait en famille, devant le gros poste de TSF installé dans le salon. Mais bientôt, grâce au transistor, les enfants pourront choisir les programmes de leur choix - et notamment leur musique - à l’abri des murs de leurs chambres, loin des oreilles des parents.

Et à « Europe », justement, la musique est prise très au sérieux. Pierre Delanoë et Lucien Morisse, les responsables de la programmation, vont permettre à la station de se distinguer de ses concurrentes grâce à sa couleur musicale. Lucien Morisse, découvreur de talents à l’oreille réputée infaillible, invente le matraquage en diffusant sans relâche les chansons qu’il considère comme des « tubes » en puissance. Ce qui ne l’empêchera pas, un jour de 1960, de casser en direct le troisième 45-tours d’un certain Johnny Hallyday, Itsy, Bitsy, Petit Bikini, persuadé que sa carrière restera éphémère…

Pour ceux qui aiment le jazz

Le 12 mars 1955, le petit monde du jazz est en deuil : le saxophoniste Charlie Parker est mort. Fondateur du be-bop, il a contribué à redessiner les frontières du jazz. Europe n° 1 ne peut passer l’événement sous silence. Mais la jeune station, encore pauvre en archives sonores, ne possède pas d’enregistrement du musicien. C’est alors que Maurice Siegel pense à Daniel Filipacchi, un photographe qu’il a rencontré quelques années plus tôt, quand les deux hommes « couvraient » les derniers jours du maréchal Pétain à l’île d’Yeu. Il se souvient que Daniel Filipacchi, grand amateur de musique en général et de jazz en particulier, possède une discothèque bien remplie. En un coup de fil, l’affaire est conclue : Daniel Filipacchi accepte non seulement de prêter ses disques, mais aussi de présenter une émission spéciale consacrée à Charlie Parker. Satisfait de l’expérience, Louis Merlin lui propose alors d’animer un nouveau programme baptisé, tout simplement, Pour ceux qui aiment le jazz. Coïncidence, Lucien Morisse gardait dans un coin de sa tête l’idée d’une émission de jazz. Il pensait la confier à Frank Ténot, l’un de ses amis qui lui prêtait des disques à l’époque où Lucien Morisse travaillait comme illustrateur sonore à la télévision. Finalement, la direction d’Europe n° 1 convoque les deux prétendants et leur propose d’animer une émission à tour de rôle, libre à eux de se partager les jours de la semaine à leur convenance. Daniel Filipacchi et Frank Ténot avancent une contre-proposition : présenter ensemble Pour ceux qui aiment le jazz, qui démarre quelques jours plus tard. Une longue collaboration doublée d’une complicité indéfectible va naître. L’histoire de Salut les copains peut commencer.

Filipacchi et Ténot, la radio en duo

Frank Ténot et Daniel Filipacchi ont beau partager une même passion pour le jazz, les deux hommes ont connu des parcours personnels pour le moins différents. Le premier travaille au Commissariat à l’énergie atomique tout en « pigeant » pour différents journaux comme Jazz Hot ou Radio-Cinéma et en animant des émissions sur Radio Luxembourg. Le second est le fils d’Henri Filipacchi, qui a participé à la création de la Bibliothèque de la Pléiade et de la Série noire chez Gallimard, avant d’imaginer le Livre de Poche en 1953.

Lors des dîners familiaux, le petit Daniel croise des musiciens, des peintres et des écrivains comme André Breton, Jacques Prévert ou Django Reinhardt. Il quitte l’école très jeune, se lance dans l’imprimerie et la presse avant de choisir la photographie. À vingt ans - il est né en 1928, trois ans après son compère Frank Ténot -, le voilà à Paris Match, l’un des titres vedettes de la presse française de l’après-guerre. L’endroit idéal quand on est un jeune homme ambitieux et curieux. Daniel Filipacchi va côtoyer les grands noms de la photographie de reportage. Des professionnels aguerris adeptes d’un style de vie flamboyant, de jolies femmes, de voitures rapides et de notes de frais généreuses. Puis il entre à Marie-Claire comme photographe de mode - une situation rêvée pour un amateur de créatures féminines… Mais ses centres d’intérêt sont variés : Daniel Filipacchi est aussi épris d’art – en particulier d’art surréaliste – et fou de musique. Il se rend régulièrement à New-York d’où il rapporte des disques introuvables en France. À Harlem, il se lie d’amitié avec les principaux représentants de la scène du jazz. Il noue ainsi des contacts qui se révèleront bien utiles quelques années plus tard quand il organisera des concerts avec Frank Ténot, en association avec le producteur américain Norman Granz.

19 octobre 1959 : la naissance de Salut les copains

Octobre 1959. Voilà maintenant quatre ans que Frank Ténot et Daniel Filipacchi présentent Pour ceux qui aiment le jazz. Leur ton radiophonique original, mélange d’érudition et de décontraction, ravit les auditeurs. Un jour, Lucien Morisse reçoit Daniel Filipacchi. Il lui propose de remplacer une certaine Suzy, une jeune américaine qui s’occupe, le jeudi après-midi, d’une émission consacrée à cette nouvelle musique venue des Etats-Unis, le rock’n’roll. Suzy anime avec son chat, le prenant à témoin pour le faire participer. Mais un chat ne se voit pas à la radio, et ses miaulements - quand il accepte de miauler - n’ont guère d’effet sur les auditeurs. Bref, la formule ne donne pas entière satisfaction au directeur des programmes. Lucien Morisse s’est dit qu’un véritable animateur serait plus approprié pour faire vivre à l’antenne la frénésie du rock. L’émission s’appelle Salut les copains. Elle emprunte son titre à une chanson de Gilbert Bécaud écrite par Pierre Delanoë. Daniel Filipacchi s’avoue tenté. Après tout, la frontière est mince entre le jazz, le rhythm and blues et le rock’n’roll, nourri de cette musique noire qu’il aime tant. Il accepte la proposition, tout en sachant qu’il lui faudra réussir à convaincre son complice. Mission délicate : Frank Ténot est un pur amateur de jazz, peu sensible aux sirènes du rock’n’roll. Il craint que Daniel ne fasse fuir les auditeurs habituels de Pour ceux qui aiment le jazz, en passant à leurs yeux pour un traître à la « cause ».

Mais Daniel Filipacchi sait se montrer convaincant : Frank restera en retrait, et la radio annoncera le nouveau programme comme « une émission de Daniel Filipacchi ». Le 19 octobre, Daniel présente Salut les copains pour la première fois. Désormais, sa vie ne sera plus jamais la même…

Salut les copains sur Europe n° 1, 1.647 mètres grandes ondes

Salut les copains arrive au bon moment et accompagne la montée en puissance de l’adolescence. Les collégiens et les lycéens disposent enfin d’une émission diffusant une autre musique que celle de leurs parents. Entouré de son équipe - Josette Bortot- Sainte-Marie, Michel Poulain, Michel Brillié, surnommé Bernard, et Claude Cheisson à la technique. Daniel Filipacchi programme des musiques venues d’ailleurs que l’on n’entend nulle part à la radio : du rhythm and blues, de la soul, du rock’n’roll. À partir de 1962, l’éclosion de la vague « yé-yé » - une appellation que l’on doit au sociologue Edgar Morin - fera de Salut les copains la référence de toute une génération. Sa popularité doit aussi beaucoup au style si personnel de son animateur. Daniel « Oncle Dan »

Filipacchi se singularise par un ton inédit. Il tutoie ses auditeurs, séduit par sa simplicité et installe une ambiance décontractée, loin du sérieux un brin compassé des présentateurs de l’époque.

Il rapporte de ses fréquents voyages aux Etats-Unis les dernières techniques radiophoniques. L’émission ne cesse d’innover, créant les premiers jingles publicitaires. Madeleine Constant et Annick Beauchamps lisent avec le sourire les publicités à l’antenne tandis qu’André Arnaud, journaliste vedette d’Europe n° 1, présente tous les jours un bulletin d’information. Salut les copains connaît tout de suite le succès, et les lettres enthousiastes s’entassent dans le petit bureau d’Europe n° 1.

Christophe Quillien
Auteur de Nos années Salut les copains © 2009 Flammarion